RÉSUMÉS DES COMMUNICATIONS

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ANDRE Emmanuelle (MCF, Lyon 2 - ARIMES)

« Fin (1992) d’Artavazd Pelechian ou L’exil et la vision »

Loin de ses films de montage, réalisés à la fin des années soixante (Au début, 1967 ; Nous, 1968 ; Les Habitants, 1970) et de la « Théorie de la distance » qui a guidé leur mise en œuvre, Artavazd Pelechian opère avec Fin (1992), un retour à la source du regard confrontée à la vacuité de la vision. Fin, ce film au titre emblématique, qui fait doublement écho à Au début et à Vie (1993), se déroule en effet presque exclusivement dans un train, dont le trajet est tout à la fois relié au dispositif cinématographique (la camera obscura) et à la palpitation des visages. À rebours des trains du début du XXe siècle, liés au cinéma à la vitesse et à la modernité, ou de ceux de l’après-guerre, liés à la catastrophe et au désastre, le train de Fin associe le battement du corps humain au déplacement d’un peuple. Autrement dit, associe la mémoire intime à celle d’une communauté, jamais nommée, mais qui représente en résumé l’histoire de l’humanité. Sous une forme davantage lyrique que documentaire, le film condense de manière fulgurante (10’), le plus infime mouvement de l’homme (ses é-motions) à la figure historique de l’exil, en une exploration visuelle, conduite par la force métaphorique du cinéma.


BARNIER Martin (Pr, Lyon 2 - ARIMES)
« Déplacement d’archives et mémoire immédiate du fascisme dans La vie est à nous de Renoir (1936) »

Au centre du film de propagande La Vie est à nous, sous la direction principale de Jean Renoir, se trouve un montage d'archives et d'actualités montrant les méfaits du nazisme et du fascisme. En 1936, alors même les événements dénoncés continuent d'avoir lieu, le montage, mélangeant effets visuels et effets sonores, attaque les groupes et partis d'extrême droite. En analysant ce montage, nous étudierons la façon dont l'extrême gauche française produit des déplacements de sens et construit une image de ses ennemis qui imprègne pour longtemps la mémoire collective. On assiste avec ce film de 1936 à la fabrication d'une mémoire, au centre d'une œuvre de propagande. Comment les événements ont-ils été montés? Quels furent les choix de Brunius, le monteur? Dans quelles circonstances le film a été montré? Comment se constitue une imagerie des conflits ?


BERTHET Frédérique (MCF, Bordeaux 3 – ARTES/IRCAV)
« Marceline Loridan : chronique d’une apparition »

J’envisage ici Chronique d’un été (1960) comme film de l’apparition de Marceline Loridan : il est la première manifestation éphémère d’une œuvre autobiographique (la Petite prairie aux bouleaux, 2003 et Ma vie balagan, 2008) devenue nécessaire pour continuer à vivre après l’expérience de Birkenau. Dans le Paris de Jean Rouch et Edgar Morin, la déambulation d’une jeune femme anciennement déportée se prête d’emblée à toutes les déclinaisons littérales et métaphoriques possibles de la notion de déplacement. Cette jeune femme est celle par qui un projet de cinéma « vérité », d’ancrage sociologique, devient mise en scène d’une anamnèse et accès au « documentaire intérieur ». Son apparition rend visible et audible le cadre dans lequel émerge la parole du témoin dans les années soixante (Oral History, son synchrone, ligne éditoriale d’Argos Films, etc.). L’utilisation de sa voix « je » forme également la manifestation éphémère de « l’intériorité documentaire » d’un futur auteur. pour faire du trauma originel de la déportation (et de la perte du père) la matière d’une œuvre nouvelle qui puisse être un « geste à soi ».


BLÜMLINGER Christa (MCF, Paris 3 - IRCAV)
« Le peuple qui manque : les installations de Mograbi »

Chez Avi Mograbi, le déplacement est toujours double: passer les frontières de son pays pour l'apercevoir de l'autre côté; et aller de la salle de cinéma vers le musée pour chercher d'autres moyens d'expression. Les films d'Avi Mograbi portent sur l'hétérogenéité et le clivage des points de vue à travers des aspects variés du conflit israélo-palestinien. Ses récits documentaires sont souvent dotés d'une mise en scène auto-fictionnelle. Dans ses installations, en revanche, le cinéaste propose une présentation à la fois plus immédiate et plus minimaliste des impossibilités de l'accord territorial. En y reprenant de petites scènes de ses films, Mograbi focalise l'attention du spectateur sur la parole, c'est-à-dire l'acte de langage comme acte de résistance. Si on tente le rapprochement entre l'art et l'idée de l'acte de la résistance, on peut l'entendre au sens de Gilles Deleuze, non pas comme identité, mais comme analogie. L'idée de la résistance concerne chez Mograbi à la fois les possibilitiés productives et les formes paranoïdes de détournement. Ainsi, les installations proposent-elles une réflexion double sur cet acte, à la fois geste humain et forme filmique.


CHO Myoung-jin (doctorante, Paris 3 – IRCAV)
« Pouvons-nous pardonner aux bourreaux à la place des victimes disparues ? : La Flaca Alejandra (1994),
Carmen Castillo et Guy Girard »


Avec La Flaca Alejandra, Carmen Castillo interroge la mémoire chilienne des années Pinochet. Vingt ans après le coup d’Etat, alors que l’on cherche à imposer l’oubli et à contraindre au pardon par une loi d’amnistie, elle réalise ce film pour que survive la mémoire des vaincus. Pour cela, elle filme Marcia Merino, une ancienne camarade du MIR qui, ayant trahi sous la torture, a causé l’arrestation et la mort de nombreux membres. A la fois bourreau et victime, elle fut le témoin des derniers instants des disparus et put observer l’organisation du système de répression chilien. Marcia Merino demande aujourd’hui publiquement pardon. Face à elle, Carmen Castillo s’interroge sur la légitimité des survivants à pardonner à la place des victimes. Elle craint que son film n’offre à Marcia Merino une trop facile occasion de rédemption. Elle a ainsi conscience de ce que Jean-Michel Frodon a théorisé sous le nom de « rédemption mécanique », cette force salvatrice du cinéma qui sauve ce qu’il montre. Notre présentation sera centrée sur la question de la légitimité du pardon accordé. Nous reviendrons sur la notion de la rédemption mécanique et sur le dilemme qu’il implique pour le cinéma documentaire. Nous nous demanderons dans quelle mesure la rédemption mécanique peut être rapprochée de la notion derridienne de « pardon hyperbolique ».


FEENSTRA Pietsie (docteure, Paris 3 – IRCAV)
« La perte du pays natal : trace d’enfances exilées ».

Nombreux étaient les enfants exilés pendant la Guerre civile espagnole qui ont trouvé des pays d’accueil, entre autres le Mexique, la Belgique et la Russie. Quelques documentaires en témoignent : Sur le balcón vide (1962) sur le Mexique, Niños (2001) de José Luis Peñafuerte sur la Belgique et Les Enfants de Russie (2004) de Jaime Camino sur la Russie. La perte du pays natal et le retour difficile, ou parfois même impossible, est le fil central de tous ces récits. La reconstruction du passé se fait par les photographies ou des films d’archives, combiné avec des histoires réelles ou imaginaires sur l’enfance perdue, comme c’est le cas dans Sur le balcón vide, film culte de la Nouvelle Vague mexicaine.
Dans mon intervention j’analyserai Sur le balcon vide pour illustrer comment la perte du pays natal, la déterritorialisation, a engendré un mythe sur le passé en inscrivant cette histoire imaginaire dans l’Histoire des années 1930. Une « mémoire cinématographique » s’est construite en faisant appel aux images d’archives sur la Guerre Civile (de Joris Ivens) et en utilisant des références de la Nouvelle Vague (Hiroshima mon amour, Resnais). Ainsi l’imaginaire permet de re-construire un territoire perdu, (le territoire d’origine), où l’enfant ne pouvait rien filmer, mais donne souvent le sentiment d’avoir tout vu et tout compris….


GERSTENKORN Jacques (Pr, Lyon 2 - ARIMES)
« Face aux images et à la mémoire de l’autre : Conversation Nord-Sud : Daney/Sanbar, de Simone Bitton
et Catherine Poitevin (1993) »


L’un collectionne les images de son peuple (Elias Sanbar, Palestinien, historien, directeur de la revue "Études palestiniennes"), l’autre a passé sa vie à voir et à parler des films (Serge Daney). En organisant leur rencontre, Simone Bitton et Catherine Poitevin ont mis en scène et en miroir non seulement deux attitudes par rapport à l’image, mais plus encore une parabole des rapports Nord-Sud : un « dialogue d’exilés » ?


GOUTTE Martin (docteur, Lyon 2 - ARIMES)
« Une histoire déplacée : Shoah de Claude Lanzmann »

Omniprésente dans Shoah, la problématique du déplacement y figure à la fois comme thème (la déportation), comme motif visuel (les trains), comme trait stylistique (les travellings), comme dispositif audiovisuel (le retour des témoins), comme problème méthodologique (les déplacements de la mémoire) et enfin comme enjeu mémoriel. La transmission de la spécificité du phénomène génocidaire passe en effet par un nécessaire déplacement de l’attention portée à l’histoire de cette période, de l’horizon concentrationnaire vers celui de la destruction des Juifs d’Europe. Ce changement d’objet s’accompagne d’une modification des formes attendues pour l’écriture documentaire de l’histoire, tant du point de vue des matériaux (témoignages versus archives) que du montage (circularité versus linéarité chronologique). Ce déplacement de l’histoire vers une construction plus nettement mémorielle de l’événement est paradoxalement bien illustré par le rôle que le film confère progressivement à l’historien Raul Hilberg. « Déplacée », cette histoire l’est enfin au sens figuré d’une inconvenance qui excède la seule restitution de propos violents et triviaux, pour concerner la manière dont l’auteur se situe par rapport aux témoins et interdit par là même aux spectateurs une posture trop « installée » face à l’histoire.


KUGLER Laetitia (Doctorante, Paris 1 – CERHEC)
« L’image coloniale : un négatif de soi-même. Facing Forward de Fiona Tan »

Déplacements, exils et migrations sont souvent sources de création dans le champ du cinéma expérimental. Fiona Tan, vidéaste née en Indonésie, s’est installée aux Pays-Bas après ses études, élisant domicile dans le pays qui jadis colonisa le sien, alors appelé “Indes néerlandaises”.
Depuis dix ans, l’artiste n’a de cesse de confronter les images du passé colonial de son pays d’adoption avec son histoire personnelle, manière d'exprimer l’importance de la notion de circulation (qu’il s’agisse de personnes, d’images ou de regards). Fiona Tan travaille sur l’écart entre le sens initial de l’image et le nouveau sens qu’elle acquiert (son double, ou son négatif) au sein du discours qui la réemploie, selon la logique des “mutations fonctionnelles” mise en évidence par Paul Ricoeur.
Son film Facing Forward (1999) associe la réflexion sur l’histoire coloniale à une recherche esthétique. Partant à la quête de sa propre identité, Fiona Tan passe par le regard du colonisateur pour dire l’oppression qu’il a exercée. De cette manière, la cinéaste parvient à dire son propre exil grâce au déplacement des images et des mémoires.


LAGNY Michèle (Pr émérite, Paris 3 – IRCAV), MEYNIER Gilbert (Pr émérite, Nancy 2) et HARBI Mohamed (MCF, Paris 8) :
« L’Histoire de l’autre (Liana Levi, 2004) »

Ecrire en parallèle l’histoire de deux ennemis : l’exercice a déjà été fait en Europe en cours d‘unification. Mais le geste prend ici une dimension particulièrement audacieuse et douloureuse : les « partenaires » sont toujours en lutte depuis que des historiens israéliens et palestiniens ont analysé pour les élèves des écoles trois moments clefs de leur histoire commune et antagoniste. Le face à face des points de vue sur la déclaration Balfour en 1917, la mise en place de l’État d’Israël en 1948, la seconde Intifada en 1987, sera ici discuté de l‘extérieur par deux spécialistes de l’histoire du Moyen-Orient. Non pour réouvrir le débat, mais pour en évaluer la portée aussi bien dans la perspective internationale que dans celle d’une compréhension réciproque entre protagonistes meurtris par une violence toujours présente.


LALLIER Christian (Pr, ENS LSH / LAU - CNRS)
« Cinéma direct et anthropologie filmée des situations "liminaires" »

Lorsque la pratique de l’observation filmée permet de rendre compte de ce qui se joue entre les acteurs d’un échange, alors le cinéma documentaire investit les zones éphémères et vulnérables de l’interaction sociale. Il ne s’agit pas de vouloir « capter la réalité » dans une visée objectiviste ou, à l’inverse, de croire à une « fiction du réel » au seul principe que l’observateur modifie le terrain qu’il observe. L’acte de filmer s’attache, ici, à décrire les performances interactionnelles : les actes de représentation par lesquels les acteurs d’un échange manifestent leur engagement.
Si le cinéma est l’art du mouvement, alors le documentaire d’observation vise à rendre compte des circonstances sociales où s’opèrent des déplacements, des flux, des passages, entre les interlocuteurs… Il s’agit alors de saisir le rapport social qui engage la personne dans un changement d’état, en s’intéressant aux situations de négociation et de transaction : lorsque les personnes sont en « situation liminaire » selon l’expression de l’anthropologue Victor W. Turner, désignant ainsi les gens de seuils. Cette communication sera accompagnée d’extraits de documentaires d’observation.


LEVY Ophir (Doctorant, Paris 1 - CERHEC)
« Kippour de Gitaï : territoire mouvant et mutation du récit national »

Le film Kippour d’Amos Gitaï (2000) propose une expérience aussi insolite que déstabilisante du territoire. Les déplacements n’y dessinent pas des trajectoires vectorisées mais des enlisements, des cheminements vains et désorientés, des mouvements verticaux chaotiques, etc.
Kippour donne à voir un territoire deux fois dénué de sens : sans boussole et sans signification. L’élision portée au cœur du titre – Kippour et non La Guerre de Kippour – semble rappeler qu’il s’agit ici davantage d’une œuvre à caractère métaphysique que d’un film de guerre. Rompant avec la tradition cartographique du genre, dans lequel le déplacement des troupes marque la reconfiguration du front, rompant également avec l’unité de récit minimale du film de guerre, Gitaï s’emploie à rendre le territoire de son film illisible. Cette volonté d’opacifier à l’extrême tout enjeu narratif fait évidemment écho au travail de déconstruction du récit national israélien, permanent dans la filmographie du cinéaste. A la mythologie héroïque de cette guerre, Gitaï substitue l’histoire triviale de l’épuisement des corps et du sentiment d’absurdité qui s’empare de ces soldats errant sur un territoire indéchiffrable. L’histoire moderne d’Israël en somme, semble-t-il dire ….


MARGUET Damien (doctorant, Paris 3 – IRCAV)
« Une archéologie du vivant : Repérages en Palestine pour L'Évangile selon Matthieu et Les Murs de Sanaa
de Pier Paolo Pasolini »


Ces deux films documentaires de Pasolini nous renseignent sur la façon dont s'articulent dans sa pratique les questions de mémoire et de territoire.
Envisageant L'Évangile selon Matthieu comme une « traduction » du texte biblique au cinéma, le réalisateur italien se rend en Palestine au mois de juin 1963 pour repérer d'éventuels lieux de tournage. C'est en véritable archéologue du vivant qu'il effectue son voyage et il découvre un paysage « contaminé par la modernité ». Il renonce alors à toute reconstruction historique et choisira finalement pour décor de son film l'Italie du sud. Sept ans plus tard, il se déplace à Sanaa pour tourner l'une des séquences de son Décaméron. Là encore, ce segment ne sera pas retenu au montage et c'est un court-métrage, réalisé parallèlement et consacré aux murs-vestiges de Sanaa, qui constituera la seule trace de cette expérience.
À l'intérieur de ces ensembles filmiques se croisent formes du documentaire et formes de la fiction dans la perspective d'une traduction des textes au cinéma. Ils sont le lieu d'un conflit entre mémoire et histoire que le cinéaste s'attache à résoudre par une série de déplacements spatiaux, temporels et esthétiques.


MARIGNAN Marilyn (doctorante, Lyon 2)
« No pasaran, Album souvenir, transmission d’un passé refoulé »

Dans son documentaire No pasaran, Album souvenir, Henri-François Imbert retrouve chez ses grands-parents une série incomplète de cartes postales portant sur l’exil des Républicains espagnols en France après la victoire franquiste en 1938. En partant à la recherche des cartes postales manquantes, le cinéaste fait ressurgir du passé une histoire refoulée.
Dans son film, le cinéaste mêle poésie et pensée. Il propose une réflexion sur le cinéma comme moyen de rencontre entre les êtres, de mise en relation des temporalités, de déclencheur d’imaginaire et de réflexion chez le spectateur. Henri-François Imbert s’intéresse à notre relation au monde.
A travers ce film, il s’agira de questionner la notion de trace, de transmission d’un passé et de la représentation de ce dernier.


MARINONE Isabelle (Chercheuse, IEA Collegium de Lyon)
« La collecte filmée des mémoires extra-européennes : l’invention du territoire par la société Lumière et les Archives
de la Planète »


A l’instar des ethnologues et des artistes du XIXème siècle, les opérateurs Lumière et Kahn s’ouvrent à l’altérité. En ces temps d’expansion coloniale, le cinéma, dans la veine des autres arts, et notamment de la photographie, tente de cartographier le monde une fois pour toute. Dans une perspective positiviste, les deux entreprises sentent l’importance de l’archive filmique comme mémoire en mouvement. Il s’agit alors d’inscrire sur la pellicule une réalité mouvante, tout en l’aménageant en fonction d’un angle artistique. Ce déplacement esthétique questionne le rôle des images et de la mise en scène dans le cadre de la collecte des mémoires de l’étranger, mais aussi la création, l’invention du « territoire » extra-européen à l’écran. On interrogera ainsi le territoire représenté dans le film d’exploration, à partir des réflexions sur la spatialité que Deleuze et Guattari, décrivent comme un fragment d’espace délimité par un acte de pouvoir. Comment, par exemple, les images inscrivent le déplacement corporel des opérateurs Lumière. On tentera également de saisir les limites - les frontières - de l’espace de « l’Autre » façonné par les opérateurs de ces deux sociétés.


MARTIN Jessie (Docteure, ATER, Paris 3 – IRCAV)
« Nostalghia : Dans la paralysie de l’exil, d’une mémoire à l’autre, confusion de l’identité et du territoire. »

Andreï Gortchakov entend parcourir l’Italie sur les traces d’un compositeur russe du 18ème siècle. La figure de la boucle qui ouvre le film ramène immédiatement l’idée de progression à celle de statisme. Les déplacements d’Andreï dans le paysage italien, brumeux et impénétrable, s’imposent comme la paralysie déguisée d’un exil involontaire. Ses hésitations et allers-retours l’ancrent dans l’espace et le temps, dans un territoire à la fois étranger et familier. Sur cette terre d’exil se greffent souvenirs et réminiscences, dans l’unité d’une image du lointain, qui concourent à reconstituer une identité qui tendait à s’effacer dans l’incertitude des paysages. La déterritorialisation d’Andreï trouve un écho dans l’existence marginale de Domenico. Le film opère alors un glissement progressif de la mémoire de l’un à la mémoire de l’autre par le truchement d’un usage ponctuel de la couleur et de sa migration qui déplace les frontières de l’actuel et du mémoriel. Ce déplacement, relayé par le transfert d’une image spéculaire, conduit à la confusion identitaire – à la fois indétermination et fusion – traduite par une assimilation des lieux dans laquelle Andreï l’exilé trouvera le repos.


MARTINEZ HARO Laura (doctorante, Lyon 2 - ARIMES)
« Le 68 mexicain et son cinéma : raconter l'histoire de ceux qui n'y sont plus à ceux qui n'y étaient pas. »

Le public n'a pas attendu que le cinéma soit accepté comme étant source et trace de l'histoire pour croire à la vérité historique de certains films. En ce qui concerne l'année 1968 en général, et 1968 au Mexique en particulier, les représentations cinématographiques ont été indispensables pour la création d'une mémoire collective. L'image filmique a déplacé les inconsistances de l'histoire officielle mexicaine et ceux qui n'ont pas vécu 68 se sont construit une mémoire historique à partir de certains films (fictionnels ou documentaires). Le cas mexicain comporte en plus un grand traumatisme, qui est devenu le point névralgique de la représentation des événements de 1968 : le massacre perpétré contre les étudiants le 2 octobre à Tlatelolco. L'image filmique sert alors comme outil pour surmonter ce traumatisme en le transposant dans la représentation cinématographique. En déplaçant l'événement de manière figurative dans le temps et dans l'espace, le cinéma contribue à la construction de la mémoire collective d'un moment extrême. Le cinéma peut alors, raconter l'histoire de ceux qui n'y sont plus à ceux qui n'y étaient pas.


RAYMOND Hélène (docteure, Paris 3 – IRCAV
« Rue Santa fe de Carmen Castillo (2007) : un puzzle d'images d'archives et de rencontres »

Militante du MIR exilée du Chili depuis 1974, Carmen Castillo réalise Rue Santa Fe en revenant sur les lieux de son expulsion violente. L’expérience traumatique de la perte vécue alors (mémoire, territoire, intégrité physique, histoire personnelle) fonde une individualité nouvelle, située dans le film entre le flottement des souvenirs personnels élaborés loin des lieux où ils ont pris corps, et la mémoire des autres (militants, témoins) que les lieux retrouvés suscitent. Les rencontres présentes font consister un passé inaccessible dont les images d’archive n’inscrivent au montage que la fragilité.
L’archive est ici, comme la réalisatrice, au bord de l’évanouissement et le film qui l’assemble à la mémoire vivante fonctionne par rapport à elles deux comme un puzzle capable de les situer à une place et dans un sens qui est celui de l’histoire des vaincus. Hors de cette histoire, elles sont en danger de disparaître.
On peut donc interroger le rapport du film à l’histoire, non pas comme un moyen pour scruter le passé et en produire le récit, mais comme une puissance servant à créer le lieu imaginaire et collectif qui permet au passé de prendre place dans le présent.


ROGER Philippe (MCF, Lyon 2 - ARIMES)
« Terre sans pain : un documentaire déplacé »

L’unique documentaire réalisé par Luis Bunuel peut être considéré comme l’exemple même du film “déplacé”, à plusieurs titres. Il l’est en premier lieu par sa capacité intacte de déstabilisation du spectateur, de par son dispositif relevant d’une provocation politique d’autant plus radicale qu’elle s’inscrit dans le dispositif formel de l’œuvre, à la fois sur le plan sonore et sur le plan visuel. L’histoire de Terre sans pain fait apparaître par ailleurs une série de déplacements d’un autre ordre, relatifs à la multiplicité de ses versions. L’histoire du cinéma peut être aujourd’hui envisagée comme une série de déplacements, de passages d’un état à un autre des films. Tourné en 1933, le documentaire fut successivement antidaté de 1932, sonorisé en 1936 et surtout, pour ce qui est de sa version de référence, française, restauré en 1965 dans une copie intégrant des plans préalablement censurés, et doté d’une bande son entièrement renouvelée). Au prisme de notre mémoire recomposée, le processus de restauration ne serait-il pas devenu le déplacement majeur des œuvres constituant le corpus de l’histoire du cinéma ? Le cas de Terre sans pain semble exemplaire à cet égard.


ROLLET Sylvie (MCF, Paris 3 - IRCAV)
« Une langue pour territoire, une autre pour mémoire : D’une langue à l’autre de Nurith Aviv »

La cinéaste fait le portrait de neuf artistes, écrivains et penseurs, juifs ou arabes, qui ont dû, le plus souvent de force, abandonner leur langue maternelle pour l’hébreu, devenu leur « langue-patrie ». A partir de cette double (dés)appartenance, c’est la notion même d’identité qui vacille. Or, l’écart entre la mémoire et le territoire linguistiques, qui divise intimement chacun des personnages (comme la cinéaste elle-même), sépare également l’hébreu moderne de lui-même : la langue laïcisée est, en effet, à la fois fécondée et contestée par la langue sacrée dont elle est issue.
Les mouvements contradictoires que génèrent cette tension entre le Propre et l’intime Etranger confèrent à la réflexion de Nurith Aviv une porté politique essentielle, excédant largement la situation de l’hébreu et du territoire israélien. La question est, en outre, posée par le film en termes proprement cinématographiques. Les images sont, en effet, contraintes de se déporter du côté de la parole dont elles viennent à constituer l’unique territoire : un territoire imaginaire.


VANCHERI Luc (MCF, Lyon 2 - ARIMES)
« D’une Madonna del Parto l’autre : Nostalghia ou l’expérience contradictoire des déplacements »

Dans Un souvenir d’enfance par Piero della Francesca, Hubert Damisch reproche à Andrei Tarkovski son « erreur », son « contresens » pour avoir, dans Nostalghia, inscrit la fresque de la Madonna del Parto « dans un cadre monumental qu’il jugeait sans doute mieux digne d’elle que la modeste chapelle où elle avait alors sa place. »
Nous voudrions revenir sur ce jugement et nous interroger sur le sens de cette image déplacée autant que sur le caractère apparemment déplacé du geste de Tarkovski. C’est qu’il nous semble que cette restauration paradoxale fait exception aux valeurs d’ancienneté qui fondent l’idée d’un culte moderne des monuments, et qu’elle ressortit tout autrement à une poétique de l’image et lieu qui épouse les états mélancoliques de son personnage. Cette Madonna del Parto devenue si singulière, parce que soustraite à son lieu et reconstruite en son image, n’est pas seulement le signe d’un inaccessible idéal spirituel, elle est bien plus le symptôme d’une peinture que Tarkovski n’a cessé d’imaginer sous les espèces d’une impossible Arcadie.


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